On trouve encore aujourd’hui dans les législations nationales de l’espace post-soviétique des traces de lois établies avant la dislocation de l’Union. Parmi ces vestiges : les zones d’accès restreint pour les citoyens étrangers, qui subsistent notamment en Russie1, mais également dans d’autres États, comme le Kazakhstan2. Bien que ces zones soient souvent protégées pour des raisons économiques ou militaires, les motivations derrière ces restrictions ne sont pas toujours claires3.
Dans cet article, nous nous concentrerons sur le cas de la Russie, ayant probablement une des législations les plus complexes et pointues à cet égard… pour les juristes du moins, car pour les étrangers, la situation serait mieux décrite comme étant opaque. D’abord, sur le terrain, ces restrictions ne se matérialisent pas toujours par des points de contrôle3. C’est donc au visiteur qu’il incombe d’être vigilant quant aux zones qu’il visite. Surtout, au sens du texte, le voyageur dispose pour éviter ces zones soumises à autorisation préalable de deux éléments : une liste descriptive, et relativement précise, des zones concernées, et des cartes à l’échelle 1:4 000 000 et 1:10 000 000 de la fédération de Russie montrant ces zones1.
En pratique néanmoins, on ne trouve sur Internet aucune trace de ces cartes, normalement remises aux autorités diplomatiques et consulaires des pays étrangers. Ces dernières ont peut-être été remises, mais ne semblent en tout cas pas publiques. Tentons donc de pallier à ce problème nous-même et voyons si l’on peut, avec quelques outils, réaliser une cartographie de ces zones à partir du texte. Traiter ainsi l’ensemble du territoire russe serait un processus extrêmement fastidieux, nous allons donc nous restreindre à un seul sujet de la fédération de Russie : la république d’Ossétie du Nord–Alanie.
Analyser le texte de référence
Commençons par trouver, et analyser, la source juridique : en principe, chaque territoire soumis à autorisation préalable est décrit dans un décret donné. Néanmoins, comme pour simplifier l’analyse, un texte reprend l’ensemble de ces décrets et liste tous les territoires dans un acte unique, régulièrement actualisé1. Ce dernier contient des précisions techniques sur sa nature et ses modalités d’application, et, ce qui nous intéresse ici, une annexe contenant des délimitations globalement précises des zones restreintes pour chaque sujet concerné de la fédération de Russie.
S’agissant d’une législation nationale, ce dernier est bien évidemment disponible en russe uniquement, je vous propose donc une traduction du dernier point de l’annexe, portant sur notre zone d’intérêt, l’Ossétie du Nord–Alanie :
La république d’Ossétie du Nord–Alanie — Territoire délimité au sud et à l’ouest par un tronçon de la route R-217
Kavkaz, de la limite administrative de la république d’Ossétie du Nord–Alanie au village de Kardjin, par un tronçon de la route A-164Transcamdu village de Kardjin à la ville d’Ardon, par une ligne connectant la ville d’Ardon et les villages de Kadgaron, Novaya Saniba et Gizel, par un tronçon de la route A-162 Vladikavkaz–Alagir du village de Gizel à la ville de Vladikavkaz, par la route A-161 Vladikavkaz–Nijni Lars–frontière de la Géorgie (à l’exception des tronçons des routes R-217, A-164, A-162 mentionnés précédemment, de la route A-161, de l’aéroport de Vladikavkaz (Beslan), des villes de Valdikavkaz, de Beslan, d’Ardon, des villages de Elrhotovo, Kardjin, Kadgaron, Novaya Saniba, Gizel, et de la stanitsa6 Zmeyskaya).La bande de 4 kilomètres de large contiguë à l’ouest à la route A-161 Vladikavkaz–Nijni Lars–frontière de la Géorgie, pour la portion de route allant du kilomètre 4 au kilomètre 16.
Les déplacements en transit sont permis le long de la route R-217
Kavkaz, sur les voies rapides reliant la ville de Vladikavkaz avec la route R-217Kavkaz, sur la voie de contournement de la ville de Vladikavkaz, sur la route A-163, ainsi que sur les voies de chemin de fer Nazran–Beslan–Mourtazovo, Vladikavkaz–Beslan et Goudermess–Mozdok–Prorhladnaya.
Au premier abord, le texte est un peu indigeste : c’est essentiellement une liste où les différents éléments sont juxtaposés par des virgules. Une fois la logique comprise, néanmoins, il n’y a pas de difficultés : les deux premiers paragraphes mentionnent les zones restreintes, tandis que le dernier liste les exceptions permises à ces restrictions pour les déplacements, en transit uniquement. Par ailleurs, les différents éléments sont énoncés dans un ordre géographique clair, ici du sud au nord et de l’ouest à l’est ; s’agissant souvent de routes, on peut même suivre à la main le tracé sur une carte.
Un élément important à comprendre, et difficile à rendre dans la traduction, est la direction de la zone exclue : celle-ci est bien constituée (hormis la bande de terre adjacente à la route) du territoire au nord-est de la république, puisque ce dernier est délimité au sud-ouest par le tracé décrit. En l’absence d’autre borne au sud et à l’est, on doit donc considérer tout le territoire jusqu’à la frontière de la république d’Ossétie du Nord–Alanie.
Certains éléments restent néanmoins imprécis ; notamment, il existe plusieurs lignes passant par les villes et villages mentionnés. Cela créé une incertitude sur la zone, qui semble plutôt faible, et dont je ne tiendrais pas spécifiquement compte ici, choisissant une ligne arbitraire traversant les espaces mentionnés. Dans un modèle plus avancé, on pourrait estimer l’incertitude sur la zone, et certainement choisir le cas le plus pessimiste afin d’être certain de ne pas se tromper.
Extraire les éléments pertinents
Maintenant que nous avons analysé notre source de référence, tentons d’aller vers la cartographie de la zone. Nous nous focaliserons ici sur le premier paragraphe du texte, excluant les zones autorisées en transit, et la bande de terre située le long de la route A-161, site de la base militaire de Tchmi7, ne présentant pas de difficultés particulières à cartographier.
Avant de procéder à tout traitement, il est essentiel de disposer des données pertinentes. Pour collecter ces informations, nous allons utiliser ici l’API Overpass Turbo, un outil puissant permettant d’extraire des données issues de la base cartographique libre OpenStreetMap. Pour réaliser notre carte, nous aurons besoin des régions d’intérêt suivantes :
- la délimitation de la république d’Ossétie du Nord–Alanie, comme base de carte, et pour obtenir le début de la route R-217 et la frontière avec la Géorgie ;
- le tracé des routes R-217, A-164, A-162 et A-161, mentionnées dans le texte ;
- la délimitation des villes d’Ardon et Vladikavkaz et des villages de Kardjin, Kadgaron, Nijnyaya et Verrhnyaya Saniba (nouveau découpage de Novaya Saniba5) et Gizel ;
- également, la délimitation de la ville de Beslan, du village de Elrhotovo, de la stanitsa Zmeyskaya, et de l’aéroport de Vladikavkaz–Beslan, s’agissant des zones exclues.
Afin de construire la requête Overpass Turbo, identifions sur OpenStreetMap quelques tags pertinents pour les données. J’utilise pour cela l’outil Interroger les objets
sur quelques points d’intérêt : pour les villes et régions, sur n’importe quelle partie de la frontière et pour les routes sur n’importe quel point de la route. Reste ensuite à choisir la bonne relation, et à retenir les tags d’intérêt. Cela permet d’avoir une bonne base pour débuter, à laquelle nous ajouterons quelques sélecteurs.
La classification des données est parfois quelque peu complexe sur OpenStreetMap : pour une ville donnée, on a essentiellement le choix entre la relation représentant la limite administrative de la province (raïon), celle représentant l’implantation urbaine et enfin, plus difficile à trouver, la voie (terminologie OpenStreetMap, c’est également une zone) représentant la délimitation administrative de la ville. Les deux premières contenant des villages alentours, nous utiliserons cette dernière — la plus restreinte, pour la suite. Cette décision prise, nous disposons de tous les éléments pour construire les requêtes Overpass Turbo permettant d’obtenir les données souhaitées :
rel["ISO3166-2"="RU-SE"]
[admin_level=4]
[type=boundary]
[boundary=administrative];
out geom;
rel[type="route"]
[network="ru:national"]
[ref~"Р-217|А-164|А-162|А-161"];
out geom;
area["ISO3166-2"="RU-SE"]
[admin_level=4]
[type=boundary]
[boundary=administrative]
->.ossetia;
(
way[place~"town|village"]
[name~"Карджин|Ардон|Кадгарон|Нижняя Саниба|Верхняя Саниба|Гизель|Змейская|Эльхотово|Беслан"]
(area.ossetia);
rel[place="city"]
[name="Владикавказ"]
(area.ossetia);
rel[aeroway="aerodrome"]
[iata="OGZ"]
(area.ossetia);
);
out geom;
Cet article n’a pas vocation à expliciter la construction de ces requêtes, reproduites ici pour référence uniquement, ni à prétendre qu’il s’agit des meilleures requêtes possibles. En particulier, il est certainement possible de récupérer toutes les données en une seule requête, mais cela nous arrangera par la suite d’avoir des jeux de données différents. À l’issue de ces requêtes, nous obtenons un tas de points et de figures, qui donne déjà une idée de la fragmentation de la région. Globalement, on s’attend à une partition en deux, avec quelques trous.
Traitement des données
Ne reste donc plus qu’à traiter les données brutes obtenues pour obtenir une visualisation cartographique des portions de territoire soumises à autorisation préalable. Pour cela, nous allons utiliser le logiciel QGIS, pas simple à appréhender, mais globalement puissant, et libre. D’autres logiciels de GIS peuvent bien évidemment faire l’affaire, et d’autres méthodes également (programmatiques par exemple).
QGIS supporte les données au format GeoJSON sans extension particulière. Pour une si petite quantité de données, nous pouvons donc utiliser directement l’interface web Overpass Turbo pour télécharger les données dans ce format, puis les importer dans QGIS. Nous allons ensuite opérer plusieurs traitements sur ces dernières :
- restriction des routes au territoire de l’Ossétie du Nord–Alanie, via la boite à outils de traitement, section
Recouvrement de vecteurs
; - tracé d’une ligne (arbitraire, comme décrit ci-dessus) connectant la ville d’Ardon et les villages de Kadgaron, Novaya Saniba et Gizel ;
- via les outils d’accrochage, délimitation du territoire en suivant les routes, la ligne précédemment tracée, et les limites de la république ;
- exclusion des villes explicitement exclues et de l’aéroport de Vladikavkaz–Beslan, également par recouvrement de vecteurs.
Et voici à quoi ressemble la carte une fois toutes ces étapes effectuées ! Pour la visualisation, j’ai ajouté sur la carte les plus grandes villes du territoire, ce qui permet de se repérer. En quelques étapes relativement simples, on peut donc traduire le texte législatif en une belle carte, permettant d’éviter aux touristes de se perdre.
QGIS permet également de réaliser un petit calcul — inutile donc indispensable, de la surface couverte par la zone restreinte : 2 912 km2, soit environ 36,5 % du territoire de la république. Pour information, c’est l’un des sujets les plus restreints de Russie, après les territoires entièrement soumis à autorisation, comme l’okrug8 autonome de Tchukotka.