Le Tribunal des Conflits, une juridiction méconnue

J’ai essayé de comprendre

Un peu en dehors des juridictions les plus connues, un tribunal spécial occupe pourtant une place essentielle dans l’organisation judiciaire française : le tribunal des conflits. Cette juridiction a pour mission de résoudre les conflits de compétence qui peuvent survenir entre les tribunaux administratifs et les tribunaux judiciaires. Admettant chaque année un nombre restreint de recours (33 affaires en 20231), elle possède néanmoins un rôle fondamental pour assurer cohérence et sécurité juridique dans l’ordre français, dont les juridictions sont clairement séparées. Étudions dans cet article les attributions et les modalités de saisine de cette curieuse juridiction.

Qu’est-ce qu’un conflit de juridictions ?

Le tribunal des conflits intervient lorsque survient un conflit de juridictions, c’est-à-dire un désaccord sur la compétence respective des tribunaux administratifs et judiciaires pour connaître d’un même litige. Pour comprendre, prenons un exemple récent2 : un ancien employé, fonctionnaire au sein d’une grande société publique de télécommunication a été victime d’un accident de trajet3, pour lequel il a reçu une indemnisation (allocation temporaire d’invalidité) de la part de l’État, employeur.

Par la suite, l’assureur de l’autre partie, ayant causé l’accident, verse à la victime une indemnisation. Ainsi qu’il en a le droit4, l’État requiert donc le remboursement d’une partie de l’allocation versée à l’employé. Ce dernier conteste cette demande, et attaque l’État devant le tribunal administratif, qui rejette sa demande, comme portée devant un ordre de juridiction incompétent pour en connaître. Autrement dit, le tribunal administratif considère que ce litige n’est pas de sa compétence, et que le salarié doit présenter son recours devant une autre juridiction (le tribunal judiciaire ici).

Le salarié, en désaccord avec la décision rendue par le tribunal, saisit la cour administrative d’appel, laquelle se déclare compétente sur le litige, et donne droit aux demandes de l’employé. L’État se pourvoit en cassation, et le Conseil d’État (juge de cassation en matière administrative) constate une difficulté sur la détermination de la juridiction compétente5, il en appelle alors au Tribunal des Conflits pour statuer. Ce dernier déterminera que le litige est bien du ressort de l’ordre administratif, considérant que l’allocation temporaire d’invalidité […] constitue une prestation inhérente au statut de fonctionnaire2.

Dans ce cas, le conflit a été relevé au cours d’une affaire par une juridiction, le Conseil d’État, on parle alors de conflit sur renvoi d’une juridiction, une des formes de saisine du Tribunal des Conflits, plutôt peu commune, et se produisant lorsqu’une juridiction doute sur la juridiction compétente6 (oui, la phrase est un peu alambiquée).

Il existe d’autres types de cas pour lesquels le Tribunal des Conflits peut agir : le conflit négatif, lorsqu’à la fois le tribunal administratif et le tribunal judiciaire déclarent qu’un litige n’est pas de leur compétence7. Dans ce cas, il est important qu’une juridiction puisse être saisie. Le Tribunal des Conflits décide laquelle. Similairement, le conflit en prévention de conflit négatif8, proche du conflit négatif, est un litige dans lequel, plutôt que d’attendre que les deux juridictions se déclarent incompétentes, la seconde juridiction saisie, avant de se déclarer elle-même incompétente, saisit le Tribunal des Conflits. Cette cause de saisine est de loin la plus courante, avec 26 cas sur 33 en 20231.

S’il existe des conflits négatifs, il existe potentiellement… des conflits positifs ! Oui, mais sa définition n’est pas la négation. En fait c’est un cas un peu particulier dans lequel l’administration considère qu’un litige porté devant le tribunal judiciaire relève plutôt de l’ordre administratif. La procédure fait intervenir le préfet, qui doit d’abord en informer le juge judiciaire. Ce dernier peut ou non décliner de lui-même sa compétence. En cas de refus, le préfet est alors autorisé à saisir le Tribunal des Conflits9.

Enfin, il existe le conflit de décisions, lorsque le tribunal judiciaire et le tribunal administratif ont tous deux rendu une décision sur une affaire donnée, et que ces décisions sont contradictoires10, et la saisine pour durée excessive de procédure11, sur laquelle nous ne nous pencherons pas ici.

Pourquoi est-ce si important ?

Jusqu’ici, et malgré l’exemple proposé, il pourrait sembler que le Tribunal des Conflits soit une juridiction anecdotique dans l’ordre juridique français. Pourtant, bien qu’elle n’intervienne que très occasionnellement, son absence causerait potentiellement des dénis de justices importants, ou des jurisprudences inconsistantes s’agissant des attributions des juridictions. Les cas les plus évidents illustrant la nécessité de cette juridiction sont les dénis de justice : lorsque deux juridictions rendent des décisions contradictoires, ou qu’aucune juridiction ne se déclare compétente.

Autrement dit : la justice refuse de rendre le droit. Dans le cas des conflits négatifs, cela est souvent aux dépens du demandeur. Imaginez que vous portiez une affaire devant la justice et qu’aucune juridiction n’accepte de prendre en charge votre cas… cela est injuste, c’est un déni flagrant de justice, et le Tribunal des Conflits permet d’éviter cette situation.

A contrario, en cas de conflit de décisions, le résultat est généralement peu clair pour les deux parties. Si la justice administrative vous condamne, tandis que le tribunal judiciaire vous relaxe, quelle décision devez-vous appliquer ? Une fois de plus, il y a une forme presque évidente d’injustice ici, que le Tribunal des Conflits vise à combler.

On peut également imaginer le cas où, pour deux conflits portant sur un objet similaire, l’un est jugé par la juridiction administrative, et l’autre devant un tribunal judiciaire. Ici, le problème est alors l’équité face à la justice : l’interprétation d’une situation, et les sanctions prononcées, pouvant être très différentes en fonction de la juridiction. Laisser perdurer ces situations donnerait lieu à une iniquité, et à de possibles incohérences d’attribution dans la jurisprudence.

Cette situation correspond aux cas de renvoi d’une juridiction, et, plus rarement, de conflit positif. Ce dernier pouvant également être invoqué lorsqu’une administration publique se trouve désavantagée, d’où l’intervention possible du préfet, normalement en retrait de la justice du fait de la séparation des pouvoirs.

L’institution est tellement importante qu’elle fait l’objet d’un article dédié dans la Constitution française de 184812 – c’est donc une juridiction de presque deux siècels. La loi établie en 1872, deux changements de régime plus tard13, reste d’ailleurs le fondement de l’institution aujourd’hui. Cette loi décrit son fonctionnement paritaire, rare en droit français – un autre exemple étant les juridictions prud’homales. La juridiction est en effet formée d’un nombre égal (quatre) de conseillers à la Cour de Cassation et de conseillers d’État, ce qui impose une forme de consensus, sur les décisions.

En tout points de vue, le Tribunal des Conflits occupe donc une place singulière dans l’organisation judiciaire française. Il contribue à assurer la cohérence et la sécurité juridique, en rendant des décisions délimitant clairement les champs de compétence respectifs des tribunaux, évitant ainsi les situations de déni de justice. Bien que peu médiatisé, le Tribunal des Conflits est donc une pièce maîtresse du paysage juridictionnel français. Son activité, discrète mais essentielle, illustre les interstices du système judiciaire français.