Loi Sren et délit d’outrage en ligne

Quelle est cette histoire ?

Quelques médias1, 2, 3 ont récemment couvert l’introduction potentielle dans la loi d’un délit d’outrage en ligne. Ces articles sont généralement succincts, mais apportent des informations complémentaires. À la lecture de ces derniers, il me manquait néanmoins de l’information précise sur le sujet, en particulier : que prévoit précisément cet article d’un point de vue juridique ? Et pourquoi pourrait-il, selon les dires de certains, être censuré par le Conseil Constitutionnel ? Dans ce billet, je propose donc de revenir brièvement sur ce nouveau délit, en prenant soin d’apporter le résultat de mes recherches sur les quelques questions que je me posais.

La loi Sren

Voilà maintenant des mois que l’on entend parler, ci et là, de la loi visant à Sécuriser et à Réguler l’Espace Numérique (Sren). Il faut dire que le texte est en discussion depuis maintenant près d’un an : émanant du Gouvernement, ce dernier a été déposé devant le Sénat le 10 mai 2023. Le processus législatif ne devait pas durer si longtemps, mais des oppositions de la Commission européenne au sujet de certaines mesures ont bloqué le texte pendant plusieurs mois2, 4.

Et pour cause : la loi est large, très large même, et pour le moins contestée4, 5 : volet protection des mineurs en ligne avec une vérification effective de l’âge pour l’accès aux sites pornographiques6, volet protection des citoyens dans l’espace numérique avec la possibilité d’empêcher l’accès de l’auteur d’une infraction à ses comptes en ligne, et bien d’autres mesures en vrac, relatives au cloud (ou plutôt à l’informatique en nuage), à certaines formes de jeu en ligne, et à bien d’autres sujets.

Parmi ces dispositions, souvent largement (et parfois correctement) traitées par les médias, nous allons examiner dans ce billet une disposition spécifique, introduite par les sénateurs lors de l’examen du texte en première lecture7 : l’ajout dans le Code Pénal d’un délit d’outrage numérique. Non-soutenue par le Gouvernement8, et rejetée par la quasi-totalité des groupes parlementaires, la mesure a été supprimée par les députés lors de leur lecture du texte, à 138 voies contre 729, et ce malgré un remaniement du texte en commission10.

Pourtant, quelques mois plus tard, coup de théâtre : la mesure est réintroduite, dans la rédaction du Sénat, lors de la Commission Mixte Paritaire (CMP), sans aucune autre forme de procès. Au cours des débats, Aurélien Lopez-Liguori, député du Rassemblement National, et opposé à la mesure, commentera, suite au retour de cet article Nous étions prêts à nous abstenir, mais ce retour de l’AFD [Amende Forfaitaire Délictuelle, ndlr] pourrait nous pousser à voter contre le texte en séance11.

À l’heure où j’écris ces lignes, nul ne sait ce qu’il adviendra de cet article. Le texte issu de la CMP doit être adopté par les deux chambres dans des versions identiques pour être adopté, et si le Sénat a d’ores et déjà voté le texte le 2 avril, l’Assemblée Nationale ne l’examinera que dans quelques jours, à compter du 10 avril.

Que prévoit l’article ?

Alors que dit précisément cet article, pour inquiéter les députés au point de faire consensus contre son adoption (ce qui n’est pas le cas du reste de la loi) ? Tel qu’adopté par la commission, et après correction de deux erreurs matérielles12, 13, le texte proposé par la CMP et régissant l’infraction est le suivant :

Est puni de 3 750 euros d’amende et d’un an d’emprisonnement le fait, hors les cas prévus aux articles 222‑17, 222‑18 et 222‑33‑1-1 à 222‑33‑2‑3 du présent code et aux troisième et quatrième alinéas de l’article 33 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, de diffuser en ligne tout contenu qui soit porte atteinte à la dignité d’une personne ou présente à son égard un caractère injurieux, dégradant ou humiliant, soit crée à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante.

Examinons dans un premier temps cette partie du texte. Cette dernière est construite de la même manière que l’article 222-33-1-1 du Code Pénal relatif au délit d’outrage sexiste et sexuel, c’est à dire par trois éléments :

  • la peine encourue pour la commission du délit : 3 750 € d’amende et un an d’emprisonnement ;
  • la définition de l’acte réprimé : diffuser en ligne […]. Cette définition est précisée par le second alinéa du texte, non reproduit ici ;
  • entre les deux, un ensemble d’exclusions – ce qui est par ailleurs relativement rare en droit, pénal du moins1 – évitant que cet article ne soit utilisé en lieu et place d’autres, ici ceux réprimant les menaces, le harcèlement moral et sexuel et les délits de presse sur l’injure à caractère raciste ou à caractère sexiste.

Le point principal de désaccord sur cette partie de l’article est la définition de l’infraction : ses détracteurs lui reprochent d’être particulièrement flou1, 9, et de ratisser trop large, en plus de sa construction particulièrement alambiquée. Mais le principal point de crispation, qui fait redouter un rejet du texte, figure dans la seconde partie de l’article :

Pour le délit [d’outrage numérique], y compris en cas de récidive, l’action publique peut être éteinte, dans les conditions prévues aux articles 495-17 à 495-25 du Code de procédure pénale, par le versement d’une amende forfaitaire d’un montant de 600 euros. Le montant de l’amende forfaitaire minorée est de 500 euros et le montant de l’amende forfaitaire majorée est de 1 200 euros.

Les articles 495-17 à 495-25 du Code de procédure pénale sont en effet des additions récentes14 permettant, pour certaines infractions, d’outrepasser le juge par le paiement d’une amende forfaitaire délictuelle (AFD). Par forfaitaire, on entend ici que le montant n’est pas susceptible de varier en fonction de l’individu, de la gravité des faits, ou d’un quelconque autre facteur.

Cette généralisation de l’AFD, au départ restreinte aux délits routiers, à l’usage de stupéfiants15, puis désormais aux infractions en ligne, pose la question de la conformité de cette procédure aux principes d’individualisation des peines, du droit d’accès au juge, et des droits de la défense16. Combinée à la définition particulièrement floue ci-dessus, cette mesure laisse un pouvoir d’interprétation large aux agents chargés de constater l’infraction, ce qui permet de soupçonner des abus quant à son usage.

Jurisprudence constitutionnelle : une chance de censure ?

Nous voici arrivés à ma seconde question : cet article pourrait-il donc être censuré par le Conseil Constitutionnel s’il lui était soumis ? Précisons d’abord une chose : personne ne peut prédire si ce sera ou non le cas. Il est en revanche possible, en se basant sur la jurisprudence constitutionnelle, d’établir des hypothèses ou des pistes de réflexions à ce sujet.

Examinons d’abord si la première partie de l’article pourrait être censurée. Elle ne devrait pas être rejetée sur la forme, le Conseil Constitutionnel ayant déjà statué que l’article 222-33-1-1 du Code pénal, similairement rédigé, ne méconnaissait pas, notamment, l’objectif de valeur constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi17. Sur le fond, il est plus complexe de trancher, et il ne paraît pas possible de savoir ce que pourrait décider le Conseil, même si une définition trop large aura vite fait d’empiéter sur divers principes constitutionnels.

Se pose ensuite la question plus spécifique de l’AFD, et c’est ce grief qui revient le plus souvent dans les journaux. Pour ces amendes, la jurisprudence constitutionnelle pose des principes très clairs : pour être conforme à la Constitution, une AFD doit14, 18 respecter trois conditions cumulatives :

  • porter sur les délits punis d’une peine d’emprisonnement qui ne peut être supérieure à trois ans ;
  • ne mettre en œuvre que des peines d’amendes de faible montant (notamment ne pas excéder le plafond des amendes contraventionnelles) ;
  • porter sur les délits dont les éléments constitutifs peuvent être aisément constatés.

Si les deux premiers points sont évidemment respectés ici, le troisième est soumis à interprétation : à première vue, il semble que le délit créé par l’article, proche des délits de presse, ne puisse se vérifier facilement. Toutefois, la décision relative à l’article 222-33-1-1 du Code Pénal, dont les termes ne sont pas si différents, et reconnaissant ces dispositions comme conformes à la Constitution, laisse planer le doute quant à la censure ou non de cette mesure.

Autrement dit, même si une censure, partielle ou totale, de la mesure par le Conseil Constitutionnel est possible, celle-ci est bien loin d’être garantie, une disposition similaire ayant déjà été jugée conforme. Si cette mesure doit être rejetée, c’est avant tout par les députés eux-mêmes, et non par le Conseil, donc le travail n’est pas d’agir en législateur de dernier recours.

Après ces quelques recherches, je comprends maintenant pourquoi beaucoup d’articles de presse restaient très évasifs au sujet de ce nouveau délit : l’article tel qu’il est sorti de la CMP est incompréhensible. Il ne dit rien de précis sur le fond quant aux infractions visées, et est rédigé d’une manière si inhabituelle et peu claire qu’on peine à le comprendre sur la forme. Au-delà de cette loi en particulier, cela dit quelque chose du faible goût pour la légistique des représentants français, parfois si peu formés que l’on pourrait en rire… si du moins le sujet n’était pas sérieux.