Il y a neuf mois, je publiais ici une traduction française de la loi sur la transparence de l’influence étrangère
1, qui, à l’époque, avait pour un temps fait entrer la république de Géorgie dans l’actualité2, 3. Depuis, des élections parlementaires ont eu lieu, dont les partis d’opposition ne reconnaissent pas les résultats4, et le pays est aujourd’hui en crise ouverte, avec des manifestations récurrentes5, portant essentiellement sur deux thèmes : l’intégration de la Géorgie à l’Union Européenne, avec qui les négociations ont été reportées6, et l’illégitimité du nouveau Parlement, siégeant, selon la Présidente, de manière inconstitutionnelle7.
Autrement dit, neuf mois après, la situation, déjà complexe, est encore plus tendue. Revenons donc un instant sur ces évènements récents, peu couverts par la presse française, et étudions si les contestations portées par l’ancienne présidente, et une partie de la société civile, sont fondées constitutionnellement, alors que les décisions de la Cour Constitutionnelle du pays elle-mêmes sont débattues par l’opposition, tant sur la validation des résultats de l’élection8, que sur la convocation du nouveau Parlement7.
Une situation politique complexe
Depuis son indépendance de l’URSS en 1991, la Géorgie a connu une évolution politique complexe, passant par de nombreuses révoltes et changements d’orientation. Le dernier en date étant l’émergence, au début des années 2010, du parti Rêve Géorgien. Fondé par Bidzina Ivanishvili, un homme d’affaires géorgien ayant fait fortune en Russie, le parti a remporté les élections parlementaires de 2012, mettant fin à la domination du Mouvement National Uni (MNU), dirigé par Mikheil Saakachvili, aujourd’hui emprisonné, et dont le parti avait été au pouvoir pendant une décennie.
Sans discontinuer, le parti Rêve Géorgien a gouverné le pays depuis sa première élection en 2012, avec une majorité toujours renouvelée au Parlement9. Pourtant son agenda politique a beaucoup fluctué d’élection en élection : ayant initialement fait campagne pour tenter d’apaiser les tensions avec la Russie (suite à un conflit ouvert en 2008), tout en maintenant l’orientation générale de la Géorgie vers l’intégration euro-atlantique, le parti est aujourd’hui accusé par beaucoup d’être ouvertement pro-russe10.
Ce changement d’orientation récent a été amorcé par la loi sur la transparence de l’influence étrangère
1, en mai 2024. Alors que jusqu’ici, le pouvoir présidentiel avait toujours soutenu la ligne politique du Rêve Géorgien, cette proposition de loi a mis le feu aux poudres, et la présidente du moment11, Salomée Zourabichvili, est depuis devenue une des figures de l’opposition au nouveau gouvernement, qu’elle considère illégitime7.
La loi en question a finalement été adoptée et promulguée, malgré la résistance de l’opposition, et une seconde loi, sur la protection des valeurs familiales et des mineurs
12, a continué de fragmenter les soutiens historiques au parti en place. Dans ce contexte, alors que beaucoup attendaient des élections législatives de 2024 qu’elles agissent comme juge de paix, Rêve Géorgien a de nouveau remporté une majorité au Parlement13, bien que les résultats soient contestés4, et élu un nouveau président11, 14.
Sur l’élection du nouveau président
Cette élection est une des clefs permettant de comprendre pourquoi la Présidente, Salomée Zourabichvili, considère le nouveau président comme illégitime7, 11. Constitutionnellement, l’élection est en effet contestable : pour élire le Président de la République de Géorgie, le Parlement doit être entré en fonctions15, entrée en fonction intervenant sur convocation du Président de la République (le précédent, donc), aux termes de l’article 38 de la Constitution :
La première session du Parlement nouvellement élu se tient au plus tard le dixième jour après la proclamation officielle des résultats des élections parlementaires. La première session est appelée par le Président de la République de Géorgie.
– Article 38 de la Constitution de la République de Géorgie
Après la proclamation des résultats par la Commission Électorale de Géorgie, le 26 octobre 202413, la Présidente de la République a refusé d’appeler cette session, considérant notamment que la proclamation des résultats ne pouvait avoir lieu avant que la Cour Constitutionnelle du pays n’ait tranché sur la légalité de l’élection7. Le Parlement ne peut donc en principe pas siéger, et le fait qu’il siège aujourd’hui est de fait inconstitutionnel.
Reste néanmoins que la Constitution (ni la loi organique) ne précise pas les conséquences d’un tel refus de convocation de la part de la Présidente. Par ce refus, la Présidente brise en effet le délai, tout aussi constitutionnel, des dix jours pour la convocation du nouveau Parlement. À la bataille des inconstitutionnalités, les deux parties pouvaient agir pour l’apaisement.
Car même en considérant fondée l’interprétation selon laquelle la proclamation des résultats n’intervient qu’après fois la décision de la Cour Constitutionnelle – interprétation tout à fait sérieuse au demeurant, cette décision a eu lieu depuis plusieurs mois déjà, le 3 décembre 2024, lorsque la Cour a rendu une décision refusant d’examiner au fond les recours de la Présidente et des partis d’opposition16. Cette décision est en soi contestable, deux juges de la Cour ayant d’ailleurs demandé la publication d’opinions dissidentes
17, 18 pour exprimer leur opposition à ce rejet préalable des demandes.
Néanmoins, toute contestable qu’elle soit, le pays ne peut être bloqué indéfiniment du fait d’une Présidente refusant de convoquer le Parlement. Le débat suivant immédiatement l’élection, et portant sur les délais, était audible : le Parlement a siégé avant même que la Cour rende sa décision, ce qui peut être contestable. La question sur sa légitimité à siéger aujourd’hui est plus nuancée : ce dernier, en s’auto-convoquant, a agi de manière évidemment inconstitutionnelle, mais en contournant une décision toute aussi inconstitutionnelle de la Présidente de refuser sa convocation, avant, mais également après le verdict de la Cour Constitutionnelle.
Aucune solution purement issue du droit ne semble exister à ce problème, qui fragmente aujourd’hui plus encore la société géorgienne dans son ensemble5. Au fond, la solution à une telle crise n’est probablement pas constitutionnelle, mais politique. Reste néanmoins qu’en fermant les yeux, la Cour Constitutionnelle du pays n’a pas rendu service à la stabilité du pays.
Intégration de la Géorgie à l’Union Européenne
Derrière cette bataille présidentielle, il n’y a pas une bataille d’égo, mais bien une opposition sur le fond. Dans le mois suivant son élection, le parti Rêve Géorgien s’est en effet empressé, prenant appui sur la contestation de la régularité des élections par le Parlement Européen19, d’interrompre le processus d’adhésion a l’Union6, alors que le statut de candidat lui avait été accordé une année plus tôt seulement20. Pourtant, l’adhésion à l’Union est un sujet important en Géorgie. Tellement important qu’en 201821, le Parlement vote son inscription dans la Constitution :
Les organes constitutionnels prennent toutes les mesures qui sont en leur pouvoir pour assurer la pleine intégration de la Géorgie dans l’Union européenne et l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord.
– Article 78 de la Constitution de la République de Géorgie
Cette intégration est d’ailleurs plébiscitée par l’opinion : sondage après sondage22, les Géorgiens disent leur attachement à l’Union Européenne, avec plus de 80 % des sondés favorables à l’intégration. Ici encore, bien que le problème soit essentiellement politique, le Gouvernement agit de manière ostensiblement contraire à la Constitution. L’élection ayant prouvé que les contre-pouvoirs étaient essentiellement insensibles à ces violations, il aurait été dommage de se priver.
Il y a donc fort à parier que la situation perdure durant les prochaines années, et ce alors même que Bidzina Ivanishvili, et d’autres responsables du parti, sont sous sanctions américaines23, et peut-être bientôt européennes. Cet exemple illustre bien l’importance d’une Cour Constitutionnelle dans les moments d’instabilité : lorsque le politique n’a plus de boussole, il ne reste plus aux citoyens que le droit pour se faire entendre… si tant est qu’ils soient écoutés par leurs institutions.